Nous avions mangé une poêlée de légumes agrémentée d'huile d'olive et de curcuma, du quinoa, du pain complet, puis, en dessert, des poires au chocolat noir arrosées de sirop de gingembre et d'agave. Nous étions en février 2008, chez lui, à Neuilly-sur-Seine. Il nous avait invitée pour un repas " simple et léger " qu'il avait concocté lui-même et nous disait : " Je n'ai jamais été en aussi bonne santé. " David Servan-Schreiber mettait un point d'honneur à s'appliquer à lui-même ce qu'il avait découvert dans des publications scientifiques et à convaincre ses interlocuteurs que la nourriture était devenue un enjeu capital face aux maladies chroniques de notre siècle. Il ne disait jamais qu'il s'agissait d'un traitement miracle, mais simplement que l'alimentation pouvait contribuer à mieux se défendre face à la progression du mal.
Le neuropsychiatre, rendu célèbre par le succès de ses ouvrages Guérir et Anticancer, est mort dimanche 24 juillet à l'hôpital de Fécamp. Il a été emporté par ce qu'il appelait " la grosse, la méchante, la quasi finale " rechute de son cancer au cerveau. Cela faisait dix-neuf ans que cette figure montante de la dynastie Servan-Schreiber (fils de Jean-Jacques Servan-Schreiber et neveu de Jean-Louis Servan-Schreiber) repoussait le crabe et défiait tous les pronostics médicaux. La maladie était devenue un combat personnel - une " seconde naissance ", écrivait-il -, puis partagé avec le grand public, et avait transformé sa vision de la médecine.
Il n'a que 31 ans lorsqu'est découverte sa tumeur au cerveau. A cette époque, après avoir soutenu son doctorat en sciences neurocognitives consacré aux " mécanismes neurobiologiques de la pensée et des émotions ", il termine son internat en psychiatrie à l'université Carnegie Mellon de Pittsburgh, aux Etats-Unis. Il y codirige le laboratoire de sciences neurocognitives cliniques. " Notre but était de comprendre les mécanismes de la pensée en regardant ce qui se passait dans le cerveau. Je n'aurais jamais imaginé que ces recherches allaient me faire découvrir ma propre maladie ", raconte-t-il dans Anticancer. Opération, chimiothérapie : la médecine moderne lui sauve la vie, mais, quelques années plus tard, il rechute. Il décide alors, en plus des traitements habituels, de rechercher tout ce qui pourrait aider son corps à se défendre de manière naturelle. " Cette douleur, cette peur ", témoigne-t-il, vont bouleverser sa vie professionnelle ; mais, pendant quinze ans, il ne dira rien de son cancer.
A contre-courant de la pensée scientifique dominante, le psychiatre va s'intéresser à des méthodes peu orthodoxes pour soigner les maladies des temps modernes (stress, anxiété et dépression) " sans médicaments ni psychanalyse ".
Avec Guérir, il popularise en France des techniques venues des Etats-Unis censées " reprogrammer le cerveau émotionnel " de telle sorte qu'il soit adapté au présent au lieu de continuer de réagir à des situations négatives passées. David Servan-Schreiber suscite alors le scepticisme, voire le mépris de la plupart des psychanalystes. " C'était un mélange assez complexe d'une très grande rigueur scientifique avec un parcours universitaire irréprochable, et d'un côté autodidacte à travers sa propre expérience de la maladie ", témoigne Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste. Contrairement aux Etats-Unis, ce mélange des genres passe mal auprès des élites médicales françaises. On lui attribue un côté gourou de la médecine alternative aux relents New Age. En revanche, toutes ses conférences affichent complet. L'homme à la parole fluide et posée s'affiche en médecin de l'âme pour citadins stressés. " DSS ", comme on le surnomme, remet au goût du jour la méditation, l'acupuncture, la luminothérapie. Vante les vertus des oméga-3, ces fameux acides gras essentiels. Investit dans la création de la société Isodis Natura, qui commercialise des complémentaires alimentaires à base d'oméga-3. Popularise la cohérence cardiaque, une méthode de contrôle de la respiration qui a un effet indirect sur la régulation du système nerveux autonome et sur notre capacité à résister au stress. Et diffuse en France une méthode au sigle barbare : l'EMDR (désensibilisation et reprogrammation par des mouvements oculaires), découverte en 1987 par la psychologue américaine Francine Shapiro.
Méthodes " anticancer "
En 2007, il décide de révéler son cancer dans son ouvrage Anticancer et de livrer - études scientifiques à l'appui - les secrets de son combat contre la maladie : nutrition, exercice physique, lutte contre le stress et méditation. Rejoignant les conclusions du Fonds mondial de recherche contre le cancer, le chapitre consacré au rôle de l'alimentation dans la prévention de la maladie suscite un buzz médiatique. DSS devient l'homme du thé vert, du brocoli et des fruits rouges. Pourfendant l'alimentation industrielle, l'excès de viande rouge et de sucre, il considère que tout est à revoir dans le contenu de nos assiettes si l'on veut " renforcer nos mécanismes naturels de défense contre le cancer ".
Ses conférences où se mêlent anonymes touchés par la maladie et personnalités du monde du spectacle - comme son ami le comédien Bernard Giraudeau - font salle comble. Il rêve de susciter une " prise de conscience politique " sur le rôle de la nutrition comme a pu le faire Al Gore dans la lutte contre le réchauffement climatique. Anticancer devient un best-seller, un site Internet et trouve un écho dans la création d'un Fonds anticancer au sein du MD Anderson Cancer Center de l'université de Houston (Texas). David Servan-Schreiber se fait lanceur d'alerte. En 2008, il signe un appel contre l'abus des antidépresseurs en France et la surmédicalisation du mal-être. La même année, il réunit 19 scientifiques pour lancer un appel sur les risques du téléphone portable sur le cerveau.
Mais, en juin 2010, la maladie l'a rattrapé. Sans jamais remettre en cause les traitements conventionnels, il a tenu, dans un livre testament, On peut se dire au revoir plusieurs fois (Robert Laffont, 158 p., 14 euros), à défendre ses méthodes " anticancer ". Lui qui parcourait l'Europe pour ses conférences disait regretter de s'être imposé un rythme de travail " harassant et excessif ". Il en tirait une " leçon ", comme un dernier conseil : " Il ne faut pas s'épuiser. " Parce que, comme il le rappelait à chacune de ses interventions publiques : " Nous avons tous un cancer qui dort en nous. "
Sandrine Blanchard avec Paul Benkimoun et Martine Laronche
Né le 21 avril 1961. Naissance à Neuilly-sur-Seine
1990-1996 Internat en psychiatrie à l'université de Pittsburgh, aux Etats-Unis ; codirecteur du laboratoire de sciences neurocognitives cliniques
2001 Professeur de psychiatrie clinique à l'université de Pittsburgh
2002 Crée et dirige l'Institut français d'EMDR
2003 Parution de " Guérir "(Robert Laffont)
2007 Parution d'" Anticancer " (Robert Laffont)
24 juillet 2011 Mort à Fécamp suite à un cancer du cerveau.