Des champs, mais sans vaches. Ils sont en friche, interdits à la chasse. Un paradis pour les lièvres et les canards, pollué à la dioxine, un dangereux cancérigène. C’est un mal invisible, présent à doses infimes, mais toxiques, qui va perdurer pour des siècles si l’on ne fait rien.
Le coupable de cette pollution chronique et massive ? L’ancien incinérateur d’Halluin, dans l’agglomération lilloise, qui a brûlé pendant trente-et-un ans les déchets, sans jamais se soucier de filtrer ses fumées. «C’était comme si on déversait des sacs de ciment, c’était tout gris, on ne pouvait pas étendre le linge dehors», raconte André, un ancien agriculteur. L’installation a été arrêtée en 1998, quand Danone a tiré la sonnette d’alarme : le lait des exploitations environnantes était contaminé à la dioxine. En broutant l’herbe, les vaches avalaient aussi des particules de terre, saturées en dioxine. Le polluant se condensait dans les graisses animales et risquaient de contaminer toute la chaîne alimentaire… Au bout, l’homme et des cancers potentiels. «On savait bien qu’il y avait eu Seveso en Italie (1), mais on n’imaginait pas que la dioxine pouvait être la cause de pollutions sur des territoires comme les nôtres», se désole aujourd’hui Jean-Luc Deroo, le maire d’Halluin. Depuis les consignes sanitaires ont été renforcées : lavage soigneux des légumes de jardin obligatoire, interdiction d’élever des poules qui picorent la terre polluée…
Représentation en 3D de la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-p-dioxine ou TCDD, surnommée dioxine de Seveso
«Cendres». La communauté urbaine de Lille, propriétaire de l’incinérateur, l’a bien remplacé en 2002 par un nouveau Centre de valorisation énergétique (CVE), contrôlant plus étroitement ses rejets. Mais le mal était fait. Et toutes les tentatives de dépollution de l’époque ont échoué : «Le carbone actif n’était pas en quantité suffisante pour capter les dioxines»,soupire le maire. Alors les troupeaux ont été abattus. «Comme ça, en une journée», se souvient André. En cet après-midi de mars, il plante ses patates et s’en fout pas mal de la dioxine. «Ça fait quarante-cinq ans que je respire ça. La rumeur fait dire qu’il y a des cancers, mais moi, je ne suis pas encore trop atteint à 78 ans»,rigole-t-il. «Et vous avez mangé vos œufs et bu votre lait ?» l’interroge Jacques Morez, le président du Coin de terre halluinois, une association de jardins ouvriers. André acquiesce. «Vous ne devriez plus être là !» le sermonne son interlocuteur. Le Coin de terre s’est porté volontaire pour cultiver le potager qui va servir de référentiel dans l’étude scientifique et trancher une inquiétude majeure : la dioxine contamine-t-elle les fruits et les légumes, ou reste-t-elle cantonnée à la terre ? «Quand je pense qu’ils nous donnaient les scories et les cendres, et qu’on les utilisait pour nos allées de jardin», soupire Guy Dupont, le vice-président du Coin de terre. André opine du chef : «On trouvait que c’était un bon matériau pour alléger les terres.»
Champignons. Jacques Morez est aujourd’hui très soucieux : «On aurait souhaité une cartographie des cancers déclarés.» Les médecins généralistes du secteur ont bien déclenché une alerte, inquiets du nombre de cas qu’ils recensaient. En 2008, leur étude avait révélé que la moyenne de dioxine dans le sang d’une centaine d’Halluinois était de 43 picogrammes par gramme de matière grasse, 54 picogrammes quand ils consomment œufs, poules et légumes de leur jardin, contre 28 picogrammes pour la moyenne française. «On vous a fait une prise de sang», demande Jacques à André. Réponse négative. Guy Dupont soupire : «La population n’est au courant de rien. On nous a dit "c’est inquiétant", et après… morne plaine.» Le maire d’Halluin espère, lui, avoir enfin trouvé la parade antidioxine : des microchampignons capables de dégrader cette molécule très résistante. Ainsi, 3 500 hectares vont servir à tester l’efficacité de cette dépollution basée sur le procédé de la phytoremédiation. Catherine Rafin, mycologue à l’Unité de chimie environnementale de l’université du Littoral, s’en réjouit : «Souvent, les industriels n’ont pas envie qu’on aille fouiller dans leurs sols pollués. Ici, nous avons une sorte d’atelier contaminé de façon historique.» Les chercheurs ont carotté le sol à 70 endroits pour évaluer les degrés de pollution et voir si des champignons ont résisté naturellement au polluant, ce qui voudrait dire qu’ils peuvent l’éliminer. Les labos essaieront de hâter le processus naturel. Si ça marche dans les éprouvettes, le champignon antidioxine sera bientôt seul à pousser sur les terres toxiques d’Halluin pour une expérience de dépollution sans précédent et prévue pour durer trois ans.
(1) Référence à la pollution à la dioxine après un accident industriel en 1976.