Paul Jorion était de passage, voici une semaine, au «Club 44» de La Chaux-de-Fonds pour une conférence sur l’avenir d’un système capitaliste qu’il décrit comme étant «à l’agonie». L’occasion d’évoquer avec lui l’évolution de la crise en zone euro alors que François Hollande entrera en fonction ce mardi et que la Grèce et l’Espagne demeurent au centre de toutes les inquiétudes.
Le Temps: La fin programmée du «merkozysme», autrement dit de l’austérité comme seule issue à la crise de la dette, est-elle une bonne nouvelle pour la zone euro?
Paul Jorion: Depuis qu’on a commencé à parler des problèmes de la Grèce, fin 2009, les décisions politiques ont toujours été prises avec au moins six mois de retard. Si bien que le budget qui aurait pu lui permettre de sortir de la crise est passé de 13 milliards, une somme évoquée en janvier 2010, à 105 milliards d’euros lorsque des mesures ont enfin été prises en mars 2012. C’est presque dix fois plus que prévu. Ces atermoiements ont toujours été motivés par des calendriers électoraux. Il a fallu attendre les élections dans les Länder en Allemagne, les législatives en Espagne, les présidentielles en France ou les réunions du G8 et du G20. Et ce sera probablement encore le cas avec les législatives françaises. La maladie de l’Europe a été de ne jamais prendre des mesures à la hauteur de la gravité de la situation.
– Cela ne va-t-il pas changer avec le retour de la croissance au centre du débat?
– Malheureusement nous sommes dans une impasse. Comme l’a déjà dit Christine Lagarde en juillet 2010, il faudrait faire de la ri-lance. C’est-à-dire de la rigueur et de la relance économique en même temps. Or, diminuer la dette des Etats ne veut pas forcément dire qu’il faut réduire les dépenses publiques. On peut très bien faire de la rigueur en augmentant les recettes fiscales. On pourrait ainsi modifier le système fiscal pour que les entreprises paient enfin des impôts. Car en règle générale, les grandes entreprises s’arrangent pour ne pas en payer. Au lieu de cela, on a pris l’habitude de comparer les dépenses au produit intérieur brut (PIB) d’un pays et non pas à ses rentrées d’argent. Ce calcul, qui fait partie du pacte de stabilité financière européen et de la règle d’or, nous conduit droit à la catastrophe.
– Mais à un moment donné, ne faut-il pas mettre des règles en place?
– Bien sûr qu’il faut des règles. Mais des règles qui ont un sens, pas comme la règle d’or qui comporte une erreur fondamentale en comparant les dépenses d’un pays à son PIB. Comme l’ont souligné justement Jacques Attali et Pascal Lamy cette semaine, la dette s’auto-entretient dès que le taux d’intérêt associé à la dette souveraine dépasse le taux de croissance. Il faut donc une règle qui interdise aux Etats de dépenser plus que leurs recettes. Et non pas jusqu’à 3% de leur PIB. Imaginez si les marchés demandent un taux d’intérêt de 7% ou plus à un Etat, comme pour la Grèce, alors on exigera de ce pays un taux de croissance supérieur ou égal à 7%? C’est totalement autodestructeur. Plus la situation financière d’un pays se détériore, et plus son taux de croissance devrait être élevé!
– Quelle est la solution?
– Le vrai problème, c’est que les gens n’ont pas assez d’argent. Il faut donc augmenter les salaires. Certains diront qu’on risque de créer de l’inflation. Mais on ne crée de l’inflation que si on ne baisse pas simultanément la part qui va aux investisseurs et aux dirigeants d’entreprise. On trouve curieux qu’un patron gagne 300 fois plus que la personne la moins bien payée dans son entreprise. Mais au début du XXe siècle, cette relation était de dix ou quinze fois. Cette disproportion n’est pas une simple curiosité, c’est un problème économique fondamental.
– Que va-t-il se passer si l’on ne change pas de cap?
– Ce sera la destruction totale. Vous savez, les civilisations disparaissent. Je pensais que le servage était apparu en Europe dans la continuité de l’esclavage. Mais en réalité, ce sont des hommes libres qui sont devenus des serfs à la fin de l’Empire romain. Le manque de revenus a été remplacé par du crédit et, petit à petit, ces individus se sont retrouvés dans une situation où ils ne pouvaient plus rembourser leurs dettes. Ils sont devenus des serfs. Et aujourd’hui, on est en train de créer un nouveau système de servage.
– Que vous inspire la nationalisation partielle de Bankia, quatrième banque espagnole, cette semaine?
– On continue de mettre entre parenthèses les erreurs catastrophiques de la spéculation immobilière. Quand une bulle immobilière éclate, que ce soit en Irlande, en Espagne ou aux Etats-Unis, on ne peut pas continuer à dire que cet argent n’a pas été perdu. A un moment donné, il faut passer par la case pertes et profits. Malheureusement, quand on fait le bilan, on s’aperçoit qu’il a fallu 1000 milliards d’euros pour renflouer les banques européennes. C’est-à-dire 3000 euros par habitant de la zone euro. Cette somme montre bien que le système actuel ne peut plus être sauvé. D’autant que dans trois ans, quand il faudra rembourser cette somme à la Banque centrale européenne, chacun sait déjà que ce ne sera pas possible. Dans l’état de délabrement généralisé actuel, comment voulez-vous que l’on reconstitue de la richesse en quantité suffisante? Alors on essaie de gagner du temps, on dit que les choses vont s’arranger. Mais en vérité, si on laisse pourrir la situation, le système va finir par disparaître. A moins d’un jubilée, qui annulait les dettes tous les 50 ans, comme dans l’Antiquité.
– Faut-il donc restructurer la dette?
– Il faut arrêter de considérer que seuls des pays comme l’Indonésie ou la Russie peuvent restructurer leurs dettes. Quand on fait les mêmes erreurs que les autres, on n’y échappe pas. Et il ne faut pas oublier qu’entre le XIXe et le XXe, il y a eu, je crois, près de 700 faillites d’Etats.
– Rien n’empêche les banques centrales de poursuivre leurs programmes d’assouplissement monétaires…
– Oui, mais cela équivaudrait à la destruction du système. Lorsque l’on parle d’hyperinflation au Zimbabwe, on dit que c’est normal, qu’il s’agit après tout de l’Afrique! Mais on oublie que nous sommes nous aussi en train de mettre en place une machine à créer de l’hyperinflation, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. On ne peut pas créer de la monnaie sans la création d’une richesse équivalente. Ricardo l’avait compris dès 1810: en créant en permanence de la monnaie, un système monétaire ne peut que s’effondrer à terme.
– Qu’en est-il des tentatives de réguler le système financier?
– La seule mesure qui ait été prise jusqu’ici, c’est d’avoir imposé aux banques «systémiques», ou trop grandes pour faire faillite, des provisions supplémentaires de 2,5% sur leurs fonds propres. Cette solution n’est absolument pas à la hauteur du problème auquel nous faisons face. Ce qu’il aurait fallu faire, c’est retirer ces banques du système, les démanteler pour en faire des unités suffisamment petites pour qu’elles ne soient plus susceptibles de faire tomber tout le système avec elles en cas de défaut. En 2008, tout le monde était d’accord pour dire qu’il s’agissait de la seule solution possible. Quatre ans plus tard, il n’en est même plus question.
– Vous évoquez souvent un discours de Nicolas Sarkozy en 2008 à Toulon comme une opportunité manquée. Une explication?
– A chaque crise du capitalisme, une réflexion émerge. Au XIXe siècle, ce fut le cas des socialistes, des communistes, des associationnistes, des anarchistes ou des collectivistes. En 2008, alors que l’on commence à percevoir la gravité de la crise, Nicolas Sarkozy prononce un discours qui s’inscrit dans la plus pure tradition socialiste. Il dit que l’économie n’est pas la loi de la jungle, qu’il faut réglementer les banques pour réguler le système, qu’il faut opposer l’effort des travailleurs à l’argent facile de la spéculation. Même s’il n’a jamais rien fait contre la puissance des marchés durant sa présidence, le fait est qu’il existe un texte sur lequel on peut se baser pour réformer le capitalisme.
Article initialement publié dans le quotidien suisse Le Temps le 12 mai 2012.